L’avortement un droit fondamental ?
Nelly Jazra
Le droit à l’avortement suscite toujours beaucoup de polémiques. On ne peut pas dire qu’il est un acquis. Si des mesures favorables sont appliquées dans un certain contexte politique, elles peuvent être supprimées lors d’un changement. Cela est arrivé aux Etats Unis, mais également en Europe.
Pour éviter les possibilités de régression de ce droit, la France a intégré ce droit dans la Constitution et peu de temps après des députés européens ont demandé son inclusion dans la charge fondamentale des droits humains.
Pourquoi l’insertion du droit à l’avortement dans la Constitution française ?
La loi française a été promulguée le 8 mars 2024. Elle a été publiée au Journal officiel du 9 mars 2024. Elle comporte un article unique, qui modifie l’article 34 de la Constitution pour y inscrire que « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » .
Il y a un précédent qui a alerté les organisations de femmes et les députés à l’assemblée.
Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a annulé l’arrêt Roe versus Wade de 1973, qui consacrait le droit à l’avortement au niveau fédéral. Désormais, chaque État peut décider d’interdire les avortements sur son territoire. Cette décision de la Cour suprême a montré qu’il était possible de revenir sur la reconnaissance d’un droit. Elle a ainsi fait écho à une citation attribuée à Simone de Beauvoir « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis ».
Le droit à l’avortement en France est reconnu par une loi ordinaire. Pour l’abolir, il suffit du vote d’une autre loi ordinaire. Pour protéger ce droit, il a été proposé de l’inscrire dans la Constitution dont la procédure de révision exige un accord large du Parlement (avec une majorité des 3/5e, réuni en Congrès) ou un vote par référendum.
En promulguant ce texte la France devient le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement, qui relève de la seule appréciation des femmes. Cette liberté est ainsi protégée sous le contrôle du juge constitutionnel saisi soit directement à l’issue du vote d’une loi, soit ultérieurement par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
Le projet de loi, présenté en application de l’article 89 de la Constitution, avait été annoncé par le chef de l’État fin octobre 2023. Il faisait suite au vote par le Parlement, en février 2023, d’une proposition de loi constitutionnelle, qui nécessitait l’organisation d’un référendum pour être définitivement adoptée.
Le texte a été voté par les députés le 30 janvier 2024 par 493 voix en faveur et 30 contre, puis par les sénateurs, le 28 février 2024, par 267 voix en faveur, 50 contre et 22 abstentions. Plus de 170 amendements avaient été déposés à l’Assemblée nationale. Deux amendements avaient été discutés au Sénat : le premier visait à supprimer le terme « garantie » après le mot « liberté » et le second proposait d’inscrire dans la Constitution la clause de conscience des professionnels de santé.
Le 4 mars 2024, le Parlement, réuni en Congrès, avait très largement approuvé le projet de loi par 780 voix en faveur 72 contre et 50 abstentions.
Le 8 mars 2024, la loi a été scellée dans la Constitution lors d’une cérémonie publique au ministère de la justice, en présence du Président de la République.
L’inscription du droit à l’IVG (interruption volontaire de grossesse) dans la Constitution, telle que votée par l’Assemblée nationale, visait à le consacrer en tant que droit fondamental, protégé par la Constitution. La reconnaissance du droit à l’avortement en tant que droit fondamental est une garantie contre une régression de la législation, sur le modèle de l’interdiction de la peine de mort.
L’avortement est autorisé en France depuis 49 ans par la loi Veil du 17 janvier 1975, approuvée après beaucoup de débats et d’obstacles. Elle a été modifiée à plusieurs reprises pour faciliter son application, notamment par la loi sur la sécurité sociale en 2013, qui prescrit son financement afin que les femmes puissent avorter gratuitement. La loi du 20 mars 2017 a étendu le délit d’entrave à l’IVG créé en 1993. Le dernier texte voté est la loi du 2 mars 2022, qui a allongé de 12 à 14 semaines le délai légal de recours à l’IVG.
Selon les derniers chiffres officiels, 234 300 IVG ont été enregistrées en France en 2022, ce qui peut laisser penser que certaines IVG ne sont pas déclarées ou continuent à se passer dans la clandestinité .
En France, cette inscription dans la Constitution a fait face à des oppositions significatives. Les évêques de la Commission des épiscopats de l’Union européenne (Comece) ont exprimé leur désaccord, qualifiant cette inscription de « tentative d’imposition idéologique » et soulignant la nécessité de promouvoir le droit à la vie .
Que se passe-t-il aux Etats Unis ?
Les débats et l’inclusion de ce droit dans la Constitution s’est passée alors que des débats difficiles aux Etats Unis remettent en cause ce droit dans plusieurs Etats .
À maints égards, les droits des femmes en matière de procréation aux États-Unis ont gagné du terrain ces 30 dernières années, mais c’est toujours une bataille majeure, en particulier depuis que la droite a pris le contrôle du Parti républicain. La récente décision de la Cour suprême des États-Unis annulant l’arrêt Roe v. Wade, qui avait fait de l’avortement un droit constitutionnel, est un recul majeur sur cette question. Mais elle a aussi placé cette question au centre du débat politique dans le pays. Des femmes et aussi de nombreux hommes revendiquent ces droits et voteront en faveur de leur rétablissement.
C’est ainsi qu’aux États-Unis la situation ressemble à une guerre civile entre les États dominés par une politique anti-avortement et les États dominés par une politique pro-choix, avec une Cour suprême hostile à l’avortement ; dans ces conditions, l’état de droit et les droits des femmes sont bafoués d’une multitude de façons (selon Marge Berer, Royaume-Uni à la CIPD)
La position des États-Unis sur l’avortement est en décalage avec la tendance mondiale, surtout pour un pays qui se considère comme une démocratie. Les femmes du monde entier savent que la lutte féministe pour démanteler le sexisme et le pouvoir masculin et pour leur garantir des opportunités dans la vie ne sera menée à bien que si toutes les femmes ont le contrôle de leur vie sexuelle et reproductive.
Le droit à l’avortement est resté un enjeu important dans la campagne présidentielle américaine qui se termine avec les élections du 6 novembre 2024. Un clivage important existe entre les démocrates avec Kamala Harris qui défend fermement le droit à l’avortement et les républicains avec Trump qui est resté discret sur ce sujet, alors que dans son parti des voix s’élèvent fortement contre. 14 des Etats ne précisent pas les dates limites pour la pratique d’une IVG. Dans 10 Etats un référendum devrait encore avoir lieu. 7 sur les 10 ont approuvé. Les électeurs de Floride, du Nebraska et du Dakota du Sud s’y opposés . Le Texas est un des Etats les plus restrictifs. L’avortement est interdit même en cas d’inceste et de viol. Il n’est admis que si la vie de la femme est en danger. Les sanctions sont très sévères : pour le médecin interdiction du droit d’exercer et amende de 100 000$. Dans ces conditions, les femmes craignent de tomber enceinte et hésitent à prendre des risques. De plus, elles n’osent pas parler de leurs problèmes.
Droit à l’avortement dans le monde
Dans un monde vraiment démocratique, l’avortement doit être considéré comme faisant partie intégrante de la vie des femmes et de la vie, tout court, comme une pratique courante et normale sur laquelle les femmes ont le pouvoir et le contrôle (opinion exprimée par Leila Hessini, Algérie).
Depuis la CIPD (Chartered Institute of Personnel and Development), plus de 60 pays ont réformé leurs lois sur l’avortement, et de récentes initiatives visent à dépénaliser et libéraliser l’avortement en Colombie, en Argentine, au Mexique et au Bénin. Cependant, quatre pays – les États-Unis, le Salvador, le Nicaragua et la Pologne – ont restreint les droits à l’avortement.
Au cours des 25 dernières années, plus de 50 pays ont modifié leurs lois pour faciliter l’accès des femmes à l’avortement. En 2023, 75 pays autorisent le recours à l’interruption volontaire de grossesse, sur demande et sans restriction, dans le respect d’un certain délai et 13 autres pour des raisons socio-économiques.
Cependant, ce droit reste restreint, voire inexistant :
• dans 24 pays, l’avortement est strictement interdit ;
• dans 41 pays, il est autorisé seulement pour sauver la vie de la mère ;
• dans 49 pays, il est autorisé pour des raisons de santé.
Dans ces cas, l’intention est que l’avortement ne soit pratiqué qu’en cas de risque pour la santé et la vie de la mère. Ce qui vise à restreindre fortement les motifs admissibles.
Les lois en Afrique, parmi les plus restrictives, exposent des millions de femmes à des avortements dangereux et clandestins. Chaque année, on recense 6,2 millions d’avortements à risque en Afrique subsaharienne, causant au moins 15 000 décès.
En Amérique du Sud, 97% des femmes en âge de procréer vivent dans des États dont la législation a restreint l’accès à l’avortement.
Qu’en est-il des pays européens ?
Quelques mois après la décision historique de l’inclusion de l’IVG dans la Constitution française, la bataille continue dans d’autres pays pour garantir l’accès à l’avortement, en particulier dans les pays où l’extrême droite est au pouvoir et où les droits sexuels et reproductifs sont en danger.
Le 5 mars 2024, les organisations de femmes, les plus importantes au niveau européen, ont lancé un mouvement dont l’objectif est de demander à l’Union Européenne de prendre une décision pour un accès libre et gratuit de l’avortement dans tous les pas.
C’est une initiative citoyenne (ICE) qui a porté cette volonté des femmes pour qu’elles aient toutes accès à l’IVG . « Ma voix mon choix » défend « un avortement sans danger et accessible » dans l’Union européenne. Depuis ce 24 avril, les citoyens et citoyennes de l’Union ont pu parapher officiellement une déclaration de soutien à leur ICE (initiative citoyenne européenne), qui consiste aussi en une « proposition de soutien financier aux États membres qui seraient en mesure de pratiquer des interruptions de grossesse en toute sécurité pour toute personne en Europe qui n’a toujours pas accès à un avortement sûr et légal ». L’objectif de cette initiative citoyenne était d’obtenir un million de signatures.
La plupart de pays ont dépénalisé l’avortement : 25 sur 27 Etats membres, la Pologne et Malte l’interdisent. Dans ces 2 pays ce droit est restreint de manière à rendre son application presque impossible.
Voici un court relevé de la situation dans certains Etats membres de l’UE :
-En Autriche, le cout de l’IVG est entièrement à la charge de la femme et se situe entre 300 et 1000 €, plus 20% de TVA ;
-A Malte, l’IVG n’est autorisée que si la vie de la femme enceinte est en danger ou que le fœtus n’est pas viable ;
-En Italie, l’IVG n’est autorisée que dans un délai de 90 jours. L’accès est très compliqué et la clause d’objection de conscience est utilisée par 50 à 70% du corps médical, dépendant des régions. Une décision récente permet aux associations anti-avortement d’entrer dans les centres pour IVG, provoquant des troubles ;
-En Pologne, elle est interdite, sauf en cas de viol, d’inceste ou si la vie de la femme enceinte est en danger, ce qui doit être justifié ;
-En Hongrie, elle n’est autorisée que dans un délai de 10 semaines, la femme qui avorte devant en supporter entièrement les coûts. Elle est précédée d’un examen médical où on entend les battements de cœur du fœtus et d’un entretien psychologique ;
-En Espagne elle est autorisée sans conditions dans un délai de 14 semaines, mais la majorité des médecins des hôpitaux publics sont objecteurs de conscience. La Femme doit aller dans une clinique privée et payer les couts médicaux.
Au Royaume-Uni, les services de santé en matière de sexualité et de procréation ne cessent de s’améliorer. En Irlande du Nord, la loi sur l’avortement a finalement été modifiée après que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a été appelé à se prononcer.
Devant cette situation l’Initiative citoyenne parait fondamentale à ses promoteurs. Elle voudrait que la Commission européenne présente une proposition d’appui financier aux Etats membre pour que les IVG puissent se faire. Mais le problème n’est pas uniquement financier, il est aussi social, religieux, moral…
Au niveau des institutions européennes
Les institutions européennes, du moins les députés du Parlement européen, n’ont pas été sourds aux revendications des femmes. Ils ont adopté une résolution « non-binding » sur le droit à l’avortement stipulant : « Toute personne a droit à l’autonomie corporelle et à un accès libre, éclairé, complet et universel à la santé et aux droits génétiques et sexuels ainsi qu’à tous les services de soins de santé connexes sans discrimination, notamment à un avortement sans risques et légal ».
La résolution est adoptée par 336 parlementaires, sur un total de 705, avec 163 votes contre et 30 abstentions.
Ce vote ne change pas les politiques concernant le droit à l’avortement dans les différents Etats membres, néanmoins il pourrait conduire à une modification de la Charte fondamentale des droits humains de l’UE. La résolution du PE fait référence à la décision française d’inclure le droit à l’avortement dans la Constitution. Elle en appelle aux différents Etats membres à dépénaliser l’avortement. Elle critique également le droit des médecins à l’objection de conscience, en particulier en Italie, en Slovaquie et en Roumanie. Elle demande aux Etats membres de débloquer des moyens financiers pour que les avortements puissent se faire gratuitement, surtout pour les femmes les plus démunies. Elle demande à l’Union « d’agir en tant que défenseur et de faire de la reconnaissance de ce droit une priorité essentielle dans les négociations au sein des institutions internationales et dans d’autres enceintes multilatérales telles que le Conseil de l’Europe et les Nations unies ; elle invite l’Union à ratifier la convention européenne des droits de l’homme ».
Cette résolution n’est qu’une étape dans la longue voie vers une reconnaissance universelle du droit à l’avortement et du libre choix des femmes sur leurs droits reproductifs et sexuels. Comme on l’a vu dans les exemples cités la bataille est encore longue et il n’est pas sur qu’elle soit gagnée du premier coup. Trop de stéréotypes et de préconcepts marquent encore nos sociétés, qui empêchent un progrès rapide. La montée des partis d’extrême droite, en Europe, ne constitue pas un facteur favorable et un durcissement n’est pas à exclure. Ce droit ne figure pas dans leurs programmes et ils tenteront de le combattre en utilisant les arguments les plus fréquents.
Octobre 2024
Nelly Jazra